samedi 24 janvier 2015


Propos recueillis par Karmatoo



Sophie Bruneau interpelle dès le premier coup d'œil. Atypique et rebelle, son regard bleu acier invite au respect mais aussi à la franche décontraction. Sur le fil du rasoir, partagée entre plusieurs états en apparence contradictoires, elle oscille toutes les deux secondes entre fragilité et force tranquille, entre ombre et lumière, entre ici et ailleurs. Amatrice du grand frisson, elle affectionne les romans noirs qui foutent les jetons tard le soir, la moto de son homme et Yoda son chat, noir bien sûr. Sophie aime rire et pas qu'un peu, pourtant son discours ponctué de sourires n'arrive pas vraiment à masquer les blessures d'une vie. Une enfance difficile d'abord, qui selon elle l'ouvrira aux mondes invisibles dès l'âge de 5 ans et la perte de son enfant qui sera la porte ouverte au chamanisme en 2002. Une découverte qui l'amènera plusieurs années plus tard à devenir une néochamane d'aujourd'hui, une ouvrière des royaumes non-ordinaires au service des autres. Sophie Bruneau a très gentiment accepté de nous recevoir chez elle pour répondre à nos questions sur le comment et le pourquoi du chamanisme urbain contemporain. Une exclusivité Karmapolis

Une entrevue avec Sophie Bruneau


Karmatoo : Vous considérez-vous comme une chamane ?
Sophie Bruneau : Je me définis avant tout comme une praticienne chamanique.

Pourquoi pas chamane ?
Le mot chaman est très galvaudé. C'est un terme qui vient des Inuits et qui signifie que l'on a la possibilité de ramener des informations du monde non ordinaire vers le monde des vivants dans le but de résoudre des problèmes divers, comme la maladie par exemple.
On consulte donc un chaman pour ça.
En Europe, depuis le début du 20 sème siècle, on est dans une dynamique où tout le monde peut s'initier au chamanisme et donc j'ai beaucoup de mal à m'autoproclamer chamane.

Pourtant vous proposez des soins chamaniques ?
C'est effectivement ce que je fais et je permets à d'autres personnes de s'initier et d'apprendre des pratiques chamaniques car la plupart des gens a exactement les mêmes capacités que moi. C'est juste une question de niveau d'apprentissage. Nous avons tous la même capacité à apprendre le chamanisme. Je ne me définis pas comme une chamane car pour moi ce terme fait référence à une autre culture que la mienne. Ce que je veux dire, c'est qu'il est évident que l'on ne pratique pas le chamanisme de la même façon dans une tribu reculée de la jungle amazonienne qu'en ville où l'on trouve des "chamans" à chaque coin de rue.
Je pourrais effectivement me prétendre chamane puisque j'ai reçu l'autorisation des esprits et –dans le monde des vivants– des guides qui m'ont appris ce que je sais, mais je n'aime pas l'on puisse me percevoir comme une sorte de gourou. Il est arrivé que certaines personnes me présentent comme "leur chamane" et je dois dire que c'est une situation qui me stresse car je trouve que c'est particulièrement réducteur. Cela induit une distanciation ainsi qu'une hiérarchisation du savoir que je cherche à éviter.

Quel est selon vous la différence entre le chamanisme tribal des peuples natifs et le chamanisme urbain ?
Traditionnellement, chaman est un terme réservé à une personne qui a été reconnue comme tel par les membres de sa communauté ou de sa tribu. Souvent très tôt, car c'est la transmission d'un savoir transgénérationnel qui se manifeste dès l'enfance. C'est donc un individu qui est en connexion avec les mondes invisibles par opposition aux autres qui ne le sont pas. Les gens de la communauté viennent voir le chaman pour se faire soigner et le processus s'arrête là.
En ville, c'est différent. Il y a déjà un parti pris dans le fait que le chamanisme doit se pratiquer dans la nature. Pourtant dans nos cités, un arbre entend plus d'histoires que partout ailleurs dans les campagnes. Comme par exemple cet arbre magnifique que vous pouvez voir par la fenêtre et qui a été reconnu comme ancêtre. Une idée très ancrée en Occident consiste à se dire que le chamanisme s'apprend en symbiose avec la nature. Il y a donc ce risque de partir étudier une philosophie de vie, une certaine spiritualité dans les espaces naturels pour ensuite revenir à ses anciennes habitudes une fois de retour en ville. Pour moi, le chamanisme se pratique tous les jours. Les gens à qui j'enseigne pratiquent aussi bien chez eux, en famille, au travail, en ville ou à la campagne.
Pour en revenir à votre question, au sein des peuples natifs, le chaman est perçu comme le détenteur d'un savoir auquel le commun des mortels n'a pas accès. Ce qui pratiquement veut dire qu'à la différence de ce qui se passe chez nous, les membres de la communauté n'accompagnent généralement pas le travail du chaman.

Ce désir de communication ou de connexion avec les mondes invisibles n'existerait pas dans la pratique du chamanisme tribal ?
Il n'existe pas car ils estiment que seul le chaman a accès aux mondes invisibles. En Occident, l'être humain passe sa vie à se chercher, l'existentialisme en est un bel exemple. De nos jours, entreprendre une psychothérapie est devenu un acte banal et ne représente plus l'aveu d'une faiblesse ou d'un déséquilibre particulier. Ce qui n'était absolument pas le cas il n'y a pas si longtemps. Aujourd'hui, on réalise de plus en plus qu’un coup de main, ça fait du bien. D'un autre côté, nous avons aussi quelque part ce besoin d'analyser les choses, de tout vouloir comprendre. Chez les Quechua, par exemple, quand un chaman apprend à l'ensemble de sa communauté une technique de nettoyage qui consiste à aspirer les énergies lourdes dans une sorte d'estomac énergétique, il n'y a aucun doute sur ce qui a été proposé par le guérisseur. La question du pourquoi ou du comment de ces énergies lourdes ne se pose pas pour eux car ils n'ont pas besoin de savoir ce qu'ils nettoient. Ils s'en remettent entièrement au monde des esprits et c'est aussi mon mode de fonctionnement. Ici, la plupart d'entre nous a tendance à vouloir rationaliser ce qui relève de l'invisible.

Vous proposez des sessions d'initiation au chamanisme. Quelle en est l'utilité pour le commun des mortels?
Moi, je suis une obsédée des outils. Le propre des humains est de se réaliser et je rencontre beaucoup de personnes qui n'y arrivent tous simplement pas, qui se posent des tas de questions sur ce qu'ils auraient dû faire ou ne pas faire, ce qui en soi est inutile. Ces stages sont des occasions de réveiller un processus d'auto-guérison qui dort en chacun de nous. C'est l'apprentissage d'outils de guérison accessibles à tout un chacun. Faire appel à ses propres ressources plutôt que de systématiquement se tourner vers l'extérieur pour résoudre un problème. C'est aussi la découverte d'une certaine spiritualité.

Si j'ai bien compris vous avez pris refuge auprès de feu Lama Karta. Quels sont selon vous les ponts entre le bouddhisme tibétain et le chamanisme ?
Avant toute chose, il faut savoir que j'ai demandé à mon lama racine la permission de pouvoir apprendre le chamanisme et il m'a répondu oui, ce qui était loin d'être évident car par le passé il s'était généralement opposé à des requêtes du même genre venant d'autres personnes.
Il faut une certaine force de caractère pour pratiquer le chamanisme, histoire de ne pas se prendre la grosse tête face à un "pouvoir" que l'on estime avoir sur les gens et les choses.
J'ai découvert ces deux voies à peu près en même temps et je pense qu'il existe des liens très intimes entre ces deux traditions : le chamanisme bönpo qui a précédé et influencé le lamaïsme mais aussi la force du rituel, très présent dans le bouddhisme tibétain où tout est ritualisé, tout comme dans le chamanisme. Prendre le temps de contempler le lever du soleil par exemple, ou la beauté d'un paysage, est une forme de méditation que l'on retrouve aussi bien dans le bouddhisme que dans les rituels chamaniques. Dans certains temples bouddhistes, il n'est pas rare non plus de trouver des coquillages, des morceaux de bois ou des cailloux déposés par les gens. A ce propos, je pourrais vous raconter une petite histoire qui s'est passée à Yeuten Ling avec lama Karta. J'avais le front posé contre un arbre et lama Karta, qui visiblement m'avait observée de loin, avait interrompu sa marche autour du stupa pour venir me demander des explications sur ce que j'étais en train de faire. Je lui ai répondu que j'étais en communion, en relation intime avec cet arbre et que cela m'apaisait. Il est ensuite parti pour revenir aussitôt  sur ses pas et me demander :"mais qu'est-ce qu'il vous a raconté cet arbre?". Il m'a invité à tourner avec lui autour du stupa et j'ai essayé de le lui expliquer. De mon côté, j'avais remarqué des pierres sous les arbres qui semblaient avoir été posées intentionnellement et de manière rituelle. J'en ai profité pour lui demander si c'était le fait des lamas. Il m'a fait une réponse alambiquée mais je suis certaine que ce sont eux et peut-être aussi des gens de passage qui les ont posés, ce qui n'est pas étonnant car dans ce milieu, il n'est pas si rare de trouver des bouddhistes versés en chamanisme. Pour conclure, je dirais que la spiritualité n'est pas une voie à sens unique, je pense qu'elle offre au contraire une multitude de possibilités d'entrer en contact avec soi et le monde.

Comment fait-on pour reconnaitre une réalité dite «non-ordinaire» dans sa vie de tous les jours ? C’est par exemple loin d’être évident pour moi de tenir une conversation avec un arbre comme vous semblez naturellement pouvoir le faire. Quel est le point de reconnaissance ?
Certains rêves sont des exutoires au stress accumulé dans la journée par exemple. Il en est d’autres qui sont plus proches d’un état méditatif ou chamanique qui nous donne entre autres l’occasion de recevoir les conseils ou les enseignements de guides spirituels. En état d’éveil, ces états particuliers de communication non ordinaire peuvent être reconnus en portant une attention particulière à son corps et à ses émotions. Cela me permet par exemple de distinguer les sensations et les émotions qui appartiennent à mon histoire personnelle de celles qui sont clairement le fruit d’un échange avec quelqu’un d’autre, un arbre par exemple. Les émotions sont le baromètre du corps. Le fait de pouvoir les nommer, de savoir les reconnaître est une clé pour échanger avec ce qui nous entoure. Si devant un arbre, pour reprendre cet exemple, je me sens mal, je ne trouve pas ma place, si j’ai froid ou au contraire je suis brûlante, je sais que je reçois une réponse de cet arbre, même si elle est négative.

Le chamanisme, c'est aussi la découverte des "animaux de pouvoirs". Existe-t-il un lien entre ces animaux virtuels recherchés lors des rites chamaniques et leurs homologues physiques ?
Un animal de pouvoir est une projection mentale qui illustre en quelque sorte le message qu'un esprit essaye de faire passer. C'est une manière de communiquer qui se passe de mots si vous voulez. Il est bien plus facile pour le mental de se laisser aller à un soin délivré par une énergie informelle si cette dernière prend la forme d'un animal qui autrement pourrait se révéler effrayante. C'est une sorte d'interface entre le monde ordinaire et non ordinaire. Par exemple, le grand hibou est le seul animal qui peut pivoter sa tête à 360 degrés. Il nous permet d’avoir plusieurs points de vue différents sur un même problème. Les animaux de pouvoir nous révèlent des informations sur notre identité profonde, sur des qualités cachées difficilement accessibles au mental. D'une certaine manière, ce sont des informations provenant de nos vies passées et futures et qui sont nécessaires à l'individu pour mieux avancer dans sa vie actuelle, c'est du moins le point de vue que je défends. J’ai également coutume de conseiller à mes étudiants de ne pas hésiter à chercher des informations sur le mode de vie de la contrepartie physique de leur animal de pouvoir afin d’obtenir des indices permettant d’éclairer cette rencontre.

Le chamanisme est souvent associé à la prise de plantes visionnaires comme l'ayahuasca, la datura, le San Pedro ou encore le peyotl en Amérique centrale. C'est une voie que vous avez choisi, de ne pas prendre ?
Pratiquer sans psychotrope est une voie que j'ai choisie avec l'accord du monde des esprits et moi-même. Alors,  je suis peut-être un peu vieux jeu, mais je suis née en Europe et je n'ai pas eu d'ayahuasca dans mon biberon. Cela ne fait pas partie de ma culture.
Il se trouve que j'ai un passif assez lourd avec les drogues. J'en ai usé et abusé entre 14 et 18 ans quand j'ai finalement tout arrêté parce qu'il était évident que ça me détruisait. Ce qui explique ma réticence à utiliser un psychotrope. Cela dit je ne porte strictement aucun jugement sur ceux qui en prennent et il m'est d'ailleurs arrivé de conseiller à certains de mes patients d'en prendre car il était évident que cela pouvait leur ouvrir certaines portes. J'ai aussi un énorme problème avec le fait de ne pas pouvoir être consciente de ce que je fais. C'est vraiment une panique que j'ai et qui s'explique par une adolescence particulière durant laquelle j'ai expérimenté des états de dédoublement de personnalité ainsi qu'un léger autisme qui s'exprimait par un enfermement dans le silence. Même l'anesthésie opératoire me pose problème car pour moi perte de conscience signifie risque d'abus. Tout cela me fait dire que l'ayahuasca est difficilement compatible avec mon histoire personnelle. Pour conclure, je dirais que la facilité avec laquelle je peux voyager sans psychotrope, ainsi que ceux à qui j’enseigne, ne fait que vérifier qu’il existe un chamanisme avec et sans psychotrope et que ces deux chemins coexistent. Chacun sa voie donc.


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